14 juillet 1880
Première fête nationale
Les républicains ne contrôlent l’ensemble des institutions qu’à partir du début de l’année 1879. L’enracinement de la République implique la mise en place de symboles, de rituels et de pratiques collectives. Les événements révolutionnaires se transforment en mythes fondateurs, qui construisent une continuité historique avec la troisième République naissante. Alors quelle date, quel évènement choisir pour une fête nationale ? Aux yeux des députés, le peuple doit y avoir joué le rôle majeur, dans une démarche d’émancipation, d’affirmation de se souveraineté à la recherche de sa liberté, sans violence, sans molestations physiques. Entre 1789 et 1880 les possibilités sont nombreuses.
La Révolution de 1830 offre les 27, 28 et 29 juillet, mais elle coïncide avec le retour au pouvoir des Orléanistes.
La Révolution de 1848 apparaît comme une évidence au vieux socialiste Louis Blanc qui propose le 24 février, début des événements qui conduisent au suffrage universel, à l’abolition de l’esclavage, aux ateliers nationaux. Cependant l’élan social du printemps 1848 avait été stoppé par la répression de juin et de juillet 1848, par le passage à une république conservatrice, puis au Second Empire.
La date de la proclamation de la IIIe République, le 4 septembre 1870, pourrait recueillir les suffrages. Mais cette fragile république, née trois jours après Sedan sur un territoire aliéné et occupé, était passée assez rapidement entre les mains des conservateurs, et il avait fallu une longue gestation d’encore dix années avant que les républicains ne reprennent les institutions aux monarchistes.
Reste la Révolution française. Parmi les nombreuses dates qu’elle offre, le choix s’avère épineux. Le 9 thermidor (1794), chute des Montagnards et fin de la Terreur, est une date trop partisane pour rallier la nation entière. La victoire de Valmy, le 20 septembre 1792, suivie par la proclamation de la première République, présente l’avantage d’être en début d’année scolaire, après les vendanges. Cependant elle est assombrie par les violence du renversement de la monarchie du 10 août 1792, de la prise des Tuileries, l’incarcération du roi, puis des massacres de septembre. L’esprit de 1789 s’impose alors comme le plus à même de fédérer les Français. Certains voient d’un œil favorable le serment du Jeu de Paume par le Tiers État, le 20 juin, fixé dans les mémoires par le pinceau de David. Cependant il s’agit d’une assemblée essentiellement bourgeoise, qui obéit à un mécanisme électoral monarchique. La date du 5 mai, ouverture des états généraux, n’est pas retenue pour les mêmes raisons. Le 4 août est certes la nuit de l’abolition des privilèges, mais il s’agit d’une initiative de députés essentiellement aristocrates ou religieux, qui agissent en partie pour calmer Grande Peur. De façon surprenante, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août ne reçoit pas les suffrages.
Le 14 juillet s’impose alors dans les débats. À la faveur des écrits de Victor Hugo ou de Michelet, la mémoire collective s’est emparée de ce substrat historique qu’elle a élevé en évènement fondateur, victoire du peuple sur l’arbitraire royal. Les républicains convaincus sont sensibles à l’exaltation de l’héroïsme populaire du 14 juillet 1789. Les républicains modérés et certains orléanistes, apprécient la valeur fédératrice du 14 juillet 1790, qui atténue le caractère violent de la prise de la Bastille et élargit l’évènement parisien à la nation entière, réunie autour d’un projet commun.
Le 21 mai 1880, un député de Paris, Benjamin Raspail, dépose un projet de loi adopté par la chambre des députés le 8 juin, puis par le Sénat le 29 du même mois. La loi est promulguée le 6 juillet, quelques jours avant la première célébration. La jour de la fête est déclaré chômé, comme le sont certaines fêtes religieuses.
Dans les tribunes de l’hippodrome de Longchamp, qui a été préféré au Champ de Mars, se massent le Président de la République, les membres du gouvernement, les élus de la Nation, les délégations étrangères, les chefs militaires du pays. Depuis l’estrade, le président du Conseil des ministres, Jules Ferry, celui de la Chambre, Léon Gambetta, et celui du Sénat, Léon Say, remettent les drapeaux (terme d’infanterie) et les étendards (terme de cavalerie) aux militaires à cheval qui les saluent. Pour faire souffler l’esprit républicain dans les rangs d’une armée traditionnellement conservatrice, les nouveaux drapeaux sont brodés des inscriptions « République française », « Honneur et Patrie », ainsi que des victoires des régiments, tandis que la pointe dorée de leur hampe est frappée du monogramme « R.F ». La liesse du 14 juillet 1880 vient exorciser l’humiliation de la perte des drapeaux de 1870, et resserrer le lien entre l’armée et le peuple. Cette fête de la République s’affirme comme une fête sans Dieu : le clergé, la messe et le Te Deum en sont évincés.
Le défilé militaire réunit des citoyens de toutes les régions de France, enrôlés sur le principe de la conscription. Plus tard dans la journée s’ouvrent des banquets républicains, des jeux collectifs et des bals populaires, au son des fanfares. Ils illustrent la liesse de la prise de la Bastille, et sont d’autant plus joyeux qu’ils coïncident avec la fin du calendrier scolaire et des travaux agricoles. Des retraites aux flambeaux et des feux d’artifice complètent ce mémorable 14 juillet 1880.